2 ans auparavant, Tycho

Claire regardait le compte des secondes qui s'égrenait, les yeux écarquillés. Morgan dit :

— Rita, demande à Athéna combien de temps il nous faut pour atteindre le métro, et de là, combien de temps pour être hors de porté.

— Elle estime que vous pouvez être en sécurité derrière les portes blindées du tunnel du métro en moins de quatorze minutes, tout compris.

— OK, démarre un compte à rebours de treize minutes. Et rappelle-nous de mettre les voiles quand il expirera.

— Effectué.

Claire se tourna vers Morgan :

— Qu'est-ce qu'on va faire en treize minutes ? Tu n'as quand même pas l'intention d'essayer de désamorcer ce truc ou quelque chose dans ce genre ?

Morgan ne répondit pas, elle s'agenouilla devant le container et poussa une petite trappe. Claire, fascinée, mais très inquiète, la regarda faire.

« Qu'est-ce que c'est ?

— Une prise de courant. C'est un type standard.

— Tu veux brancher cet engin pour recharger sa batterie ?

Morgan ne lui répondit pas tout de suite, car elle dialoguait avec les IA par son implant.

— Athéna affirme que la source d'énergie compatible la plus proche est de l'autre côté du sas, sur l'aire de chargement de la catapulte. Cette zone est dépressurisée à cet instant, mais elle a commencé à refaire la pression. Par contre, elle ne trouve pas de câble assez long. Donc, il va falloir que tu m'aides à pousser le chariot.

— Qu'elle distance ?

— Deux cent mètres.

— Oh non, soupira Claire !

— Sous cette gravité, c'est faisable, décida Morgan.

Elles se regardèrent.

— Morgan, je te préviens, il n'est pas question que je te laisse jouer les héros sur ce coup-là. Quand le compte à rebours arrivera à zéro, je vais me mettre à courir pour attraper ce métro, et je veux que tu coures avec moi.

Morgan cligna des yeux.

— OK.

— Je ne sais pas ce qui me retient de partir maintenant. C'est de la folie ! Dis-moi qu'on n'est pas en train de désamorcer une bombe atomique !

— On n'est pas en train de désamorcer une bombe atomique. On va raccorder un équipement dont l'alimentation est défectueuse. C'est d'une simplicité enfantine. On va le faire tranquillement.

— Et si ça ne marche pas ?

Morgan haussa les sourcils.

— On ira prendre le métro.

Claire plissa les yeux :

— Tu as un plan B ? demanda-t-elle. C'était plus une affirmation qu'une question.

Morgan hocha pensivement la tête.

— On peut appeler ça comme ça. Cependant, il y a un risque pour toi.

— De quoi s'agit-il ?

— La catapulte.

— Pardon ?

— Rita, tu veux bien demander à Athéna de nous préparer une capsule.

— Morgan, tu veux qu'on sorte d'ici par la catapulte ?

— Elle peut nous mettre hors de portée en quelques secondes.

— Et en quoi est-ce que cela constitue un risque pour moi ?

— À ma connaissance, personne n'a jamais pris huit G pendant une minute avec une blessure comme la tienne.

Les yeux de Claire s'ouvrirent de surprise. Rita dit :

— Athéna vous informe qu'une capsule sera prête à temps. Elle se synchronise avec son alter ego de la plateforme orbitale pour qu'on vienne vous repêcher au plus tôt.

Claire demanda :

— Il vaudrait mieux que je prenne le métro ?

— Oui. Et d'ailleurs, tout bien réfléchi, tu devrais y aller maintenant. Je vais rester.

Claire secoua la tête.

— Tu as besoin de moi pour rouler ce truc.

Dès que la porte du sas s'ouvrit, elles commencèrent à pousser le chariot dans le long corridor. Rita dit :

— Six minutes.

Elles durent ralentir le chariot à trois reprises pour prendre des virages, avant de pousser de toutes leurs forces pour lui redonner de la vitesse. Quand elles arrivèrent à l'atelier, dont les quatre murs étaient tapissés d'étagères, elles-mêmes remplies d'équipements et d'outils, de robots et de pièces détachées, Rita dit :

— Trois minutes.

Morgan alla sans hésitation ouvrir l'un des tiroirs. Il était vide.

— Pas de câble, demanda Claire ?

— Normalement, il aurait dû être là, répondit Rita alors que Morgan se mettait à fouiller.

— Comment ça : normalement ? demanda nerveusement Claire.

Rita expliqua pendant que Morgan cherchait :

— Je ne fais que vous transmettre ce qu'Athéna me dit : d'après la procédure de rangement, et l'inventaire, il doit y avoir au moins un câble conforme dans cet atelier, et il aurait du être rangé dans ce tiroir.

— Schwartz ! Et à quoi ça ressemble ?

— S'il y en a un, je vais le trouver, affirma Morgan en continuant à ouvrir des tiroirs.

— Ah Schwartz ! s'exclama Claire devant la masse immense du capharnaüm.

La fouille rapide et systématique de Morgan faisait tomber au sol certains articles dans sa hâte. Claire s'approcha avec un flegme mal feint des rangements de l'autre côté.

— Ça ressemble à un câble électrique normal ?

— Avec une prise à chaque bout.

— Deux minutes, annonça Rita.

Morgan se mit à faire tomber des piles d'équipement pour vérifier ce qu'il y avait derrière, puis elle changea de mur et recommença à fouiller sans rien dire, imitée par Claire. Celle-ci trouva deux câbles qu'elle montra à Morgan, sans succès.

— Une minute.

Claire se mit à respirer très fort. Elle regardait tour à tour le container et Morgan qui passait de réceptacle en étagère avec concentration et méthode.

— Trente secondes.

— Morgan, il va falloir y aller, fit Claire d'une voix qui tremblait nettement.

Morgan se recula, elle se retourna et regarda Claire en se mordant les lèvres.

— Oui, fit-elle, mais on sentait bien qu'elle pensait le contraire. Son regard balayait la pièce. Soudain, ses yeux s'ouvrirent grands et elle bondit vers une caisse dans un coin qu'elle écarta en la renversant pour fouiller derrière.

— Dix secondes, fit Rita.

— Je l'ai ! répondit Morgan.

Déjà, elle branchait le câble côté mur.

— Compte à rebours écoulé, fit Rita. Morgan, Claire, vous devriez partir.

Morgan reculait en déroulant le câble.

— Morgan, on y va !

— Vas-y, toi ! Moi je prendrais la catapulte !

— Morgan tu es dingue !

Claire fit semblant de partir. Deux pas. Puis elle revint vers le conteneur qui trônait au milieu de l'atelier comme une simple caisse de marchandise. Il était difficile de croire qu'une chose aussi petite pouvait receler une aussi grande puissance destructive. Pourtant, c'était ce qu'une bombe atomique représentait. Claire se souvint que si elle n'en avait jamais vu pour de vrai, ni de loin, ni de près, ce n'était pas le cas de Morgan. Avec un frisson d'effroi, elle douta que cet avantage constituât une différence substantielle. Quand elle avait été en présence de bombes et de mines, souvent elle avait ressenti cette pulsion de peur brute lorsque son intellect soumettait spontanément à sa conscience l'hypothèse que l'engin allait exploser de façon imminente. En regardant Morgan qui démêlait avec dextérité le dernier mètre de câble, Claire s'avança pour poser ses mains tremblantes sur le conteneur. Avec un explosif chimique, le réflexe animal de prendre ses jambes à son cou pouvait faire la différence, quelques secondes d'avance et un bon mur en béton... Celui-ci était différent. La mort absolue. La mort à moins d'atteindre un abri monstrueusement solide distant de nombreux kilomètres. La mort par annihilation totale. La puissance inouïe, paisiblement endormie. Une véritable fascination. Et quand on l'avait devant soi, les tripes vous rappelaient à l'ordre. Lorsque Morgan brancha enfin le câble sur le conteneur, il y eut un bip. Elle se mit devant la console. L'écran était passé de l'orange vif au vert. Claire vint lire par dessus son épaule :

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Information de situation

État :

. Détection source électrique externe active

. Unité non vide

. Vérification complète du statut en cours

Interprétation :

. Vérification en cours

. Sévérité : inconnue

Notice d'aide :

Vous pouvez soit :

a) Attendre la fin de l'autodiagnostic

Ou

b) Vider l'unité

Ou

c) Contacter votre service de support technique pour plus ample information

Nouveau statut dans :

1 minute 18 secondes.

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Claire regarda Morgan.

— Schwartz ! Ça a marché ?

Morgan haussa les épaules :

— On le saura dans une minute.

Rita dit :

— Athéna nous informe que les autorités de Tycho veulent envoyer un métro avec à son bord le maire, trois de ses adjoints et un officier de sécurité.

— Dis-lui bien de ne pas les laisser faire ça ! répliqua Claire.

— Elle répond qu'il serait préférable que vous leur parliez.

— OK, passe-les-moi !

Claire prit la communication sur son téléphone et commença à parlementer en tournant en rond autour du conteneur et de Morgan, qui se tenait devant la console et surveillait l'écran. Claire était parvenue à convaincre les officiels de Tycho de ne pas faire partir leur métro vers la catapulte, sans expliquer la situation, lorsque la petite console s'anima. Le bip strident reprit. L'écran passa au rouge vif et afficha :

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Information de situation

État :

. Défaillance source électrique principale

. Unité non vide

. (Source électrique externe active)

Interprétation :

. Attention DANGER !

. Sévérité : extrêmement critique

Notice d'aide :

Avant l'épuisement de l'accumulateur de secours, vous devez impérativement soit :

a) Rétablir l'alimentation principale

Ou

b) Vider l'unité

Ou

c) Contacter votre service de support technique pour plus ample information

Capacité accumulateur secours (estimée) :

7 minutes, 11 secondes

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Et le onze devint dix. Claire regarda la console, regarda Morgan. Dans sa main qui était tombée à sa hanche, le téléphone fit :

— Allo ? Allo ? Que se passe-t-il ?

Morgan secoua la tête.

« Allo ? fit la voix distante.

Claire coupa le téléphone et demanda, soudain abattue :

— Tu n'as pas d'autres idées pour remettre ce truc en état ?

Morgan haussa les épaules.

— Non, pas en sept minutes. Apparemment, je ne suis ni James Bond, ni Macgyver non plus.

— Alors, il faut qu'on fonce au métro ! Allez, viens !

Morgan fit non de la tête avec un air sombre.

— On n'a plus le temps.

— Rita ?

— Je confirme. Athéna estime qu'il vous manquerait plus de trois minutes maintenant pour atteindre le métro, mais votre capsule est prête.

— Et si on mettait cette saloperie dans la capsule à notre place, proposa Claire ?

— Bonne idée, sauf qu'on n'aura pas le temps. La procédure de calage de l'axe est très minutieuse, et je soupçonne que si on ne le faisait pas bien, le confinement pourrait céder pendant le catapultage.

— Et ça ferait une catapulte et deux idiotes en moins.

— Il va falloir que tu viennes avec moi dans cette capsule.

— On ne peut pas demander à Athéna de faire un lancement en douceur ?

— Non, c'est de la mécanique orbitale implacable. Soit tu atteins la vitesse de libération, soit tu retombes. On peut faire plus vite... mais moins vite serait comme une sorte de très long saut à l'élastique... sans élastique. Un suicide très spectaculaire.

Rita annonça :

— L'aire d'embarquement est au bout, derrière cette porte que vous voyez s'ouvrir. Deux sas à franchir et vous y serez.

Elles se mirent en mouvement. Un petit véhicule cubique en métal scintillant brut les attendait, porte ouverte. Elles s'y glissèrent et la capsule se mit en mouvement sans attendre que la porte ait fini de se refermer. Claire se glissa dans son siège en grimaçant, un cri lui échappa. Morgan se pencha sur elle pour la sangler. Claire lui prit la main et dit :

— Si je ne m'en sors pas.... je voulais que tu saches que...

— Tu vas t'en sortir, coupa Morgan.

Rita prit la parole :

— Athéna m'annonce que tout est prêt pour votre lancement.

— Réponds-lui qu'il est temps pour elle de se faire une sauvegarde le plus loin possible, et que si elle en a besoin, elle peut utiliser l'accréditation de Claire pour en obtenir les droits.

— Elle répond que c'est déjà fait. Elle vous remercie d'avoir eu cette pensée pour elle.

Le front de Claire était couvert de sueur, Morgan vint l'essuyer de la main. Elle lui affirma dans un murmure :

— Tu vas t'en sortir.

— Tu en es aussi certaine que tu pensais pouvoir rebrancher ce machin ?

— Cette catapulte valait la peine qu'on tente quelque chose. Elle va le prouver en nous sortant de ce traquenard.

— Lancement dans vingt secondes, fit la capsule d'une douce voix féminine.

Claire perdit connaissance pendant le catapultage. Dès qu'elles furent éjectées de la catapulte, en apesanteur, Morgan, vérifia que le cœur de Claire battait régulièrement et qu'elle n'avait pas avalé sa langue. Elle lui installa les capteurs standards de suivi des paramètres vitaux. Elle regarda dans le dos de Claire et fut rassurée de voir que celle-ci n'avait pas perdu beaucoup de sang. Elle supposa que la compression due à l'accélération avait endigué l'hémorragie plutôt que le contraire. Elle tenta quelques instants de réveiller la belle, mais elle n'osait ni la secouer ni la gifler. Claire semblait paisible. Morgan la laissa flotter dans son harnais. Elle écouta le trafic des IA et des contrôleurs. De toute évidence, ils avaient été mis au courant qu'il se passait quelque chose et le compte à rebours retransmis par Athéna était égrené sur toutes les fréquences. La catapulte était presque invisible à l'horizon de la Lune qui s'éloignait. Morgan accrocha une retransmission vidéo depuis un satellite qui passait à la verticale de la catapulte et elle attendit. Lorsque le compte à rebours arriva à zéro, il ne se produisit rien. Tandis que les commentaires allaient bon train, Morgan garda son regard rivé sur la catapulte.

— Si c'est une blague, elle est drôlement mauvaise, fit un contrôleur.

— Ouais, répondit un autre, c'est le plus gros canular de toute l'histoire de la conquête spatiale. Je peux te le dire, il va y avoir de la merde jusqu'au ventilat...

La caméra montra un flash très bref et très intense à la base de la catapulte. Le capteur satura pendant deux bonnes secondes, et quand il revint en ligne, une sphère orange était apparue. Puis le faisceau fut perdu. La dernière image resta affichée sur l'écran. Par comparaison à la taille des éléments de la catapulte, Morgan vit que la boule de feu avait été gigantesque. Elle se mordit les lèvres. Les instruments de mesure des radiations avaient crépité, Morgan constata que le pic redescendait. Du fait de l'angle et de l'éloignement, elles avaient encaissé une dose faible. Les communications reprirent, la vidéo revint :

— Schwartz ! Tu as vu ça ! Schwartz ! Ce n'était pas une blague !

— C'était une explosion énorme, les trois premiers kilomètres de la catapulte et la base logistique tout entière sont rayés de la carte !

— Ils ont eu l'onde de choc à Tycho-ville !

— Tu imagines si la bombe avait été à Tycho-ville ?

— Normalement, un seul dôme aurait été détruit.

— Tu crois ? C'était une explosion monstrueuse !

— Les dômes sont isolés les uns des autres précisément pour résister à une attaque de ce type.

— On est certain que la base avait été évacuée ?

— Ouais, l'IA était formelle, elle a lancé cette capsule avec les deux dernières personnes qui n'ont pas eu le temps de rejoindre Tycho par le métro.

— Comment savait-elle quand l'explosion allait se produire ?

— Elle a parlé d'une estimation de la capacité d'une batterie de secours.

— Alors, ce serait un accident ?

— Ne dis pas de bêtises ! Une bombe atomique ne peut pas exploser par accident, c'est impossible, par conception.

— Peut-être que ce n'était pas une bombe classique ?

— Laisse tomber, personne ne concevrait une bombe qui peut exploser par accident, encore moins en cas de défaillance d'une batterie !

— Ta confiance en l'intelligence de la sous-race dont sont issus les militaires me semble très optimiste.

— Haha, très drôle !

Morgan coupa la radio. À la vidéo, la boule de feu s'était comme dissoute en enflant démesurément. On apercevait le fond du cratère qui rougeoyait au travers du nuage de poussière. En cherchant par l'un des petits hublots de la capsule, Morgan vit sur le bord de la Lune le panache d'éjecta bien symétrique qui chatoyait dans les rayons du soleil. Déjà, les débris les plus lents amorçaient leur majestueuse descente parabolique dans l'absence d'atmosphère, tandis que d'autres, plus rapides, continuaient leur ascension. Morgan fit un calcul mental rapide de l'altitude atteinte par cette matière éjectée, et les vélocités correspondantes. Elle se mordit les lèvres à nouveau. Tout cela allait retomber tout autour du cratère dans les minutes et les heures à venir. Sans atmosphère pour les freiner, les retombées frapperaient le sol à la vitesse à laquelle elles l'avaient quitté, à la correction de Coriolis près : une mortelle pluie de météores de toutes tailles qui n'épargnerait rien dans un rayon de plusieurs centaines de kilomètres. En particulier, les sections de la catapulte que l'explosion avait épargnées risquaient fort d'être détruites. Morgan se souvint, en prenant pour la première fois conscience de l'importance que cela avait, que c'était la raison pour laquelle les infrastructures lunaires avaient été éparpillées et enterrées à grande profondeur sous le roc. En l'absence d'atmosphère, il fallait se protéger sous terre. C'était aussi la raison pour laquelle il y avait une seconde catapulte à Aldrin, de l'autre côté de la Lune. Claire bougea et gémit. Morgan vint lui caresser le visage et lui murmurer quelques mots. Claire ouvrit les yeux, les cligna, s'y reprit à plusieurs fois. Elle lui sourit faiblement et serra la main que Morgan avait glissée dans la sienne. Elle sembla sur le point de dire quelque chose, puis elle soupira et referma les yeux. Elle était très pâle, mais son visage était calme. Le téléphone de Claire sonna, Morgan s'en saisit. Le chef de Claire dit :

— Je suis au courant d'à peu près tout. Comment va Claire ?

— Elle a perdu connaissance pendant l'accélération du catapultage, mais elle vient de refaire surface.

— Bien. Et vous ?

— Je vais très bien.

— Excellent.

— Que va-t-il se passer maintenant ?

— Nous allons enquêter afin de retrouver les gens qui font ça. Des gens qui transportaient assez d'antimatière pour annihiler une ville et que grâce à vous, nous sommes en bonne position d'identifier.

— Comment savez-vous que c'était de l'antimatière ? Claire ne le savait pas !

— Je suivais en temps réel tout ce que vous faisiez, par l'entremise de ce téléphone que vous tenez. Mais vous avez raison de vous inquiéter que ce secret le reste. C'est l'un des objets de mon appel : vous ne devrez révéler à personne qu'il s'agissait d'antimatière, pas même aux membres de la commission d'enquête. Dites-le à Claire dès qu'elle reprendra conscience, et pour cette raison, veillez à rester avec elle jusqu'à cet instant. Pour la même raison, je vous demande de veiller en personne à ce que les souvenirs de votre IA soient effacés dès que vous m'en aurez fait une copie.

— Affirmatif. Si vous me permettez cette question : pourquoi ?

— D'intenses tractations sont en cours. Or, vous savez bien que garder le contrôle de la diffusion de l'information est toujours un atout précieux pour les négociateurs.

Morgan se souvint qu'elle avait fait le serment de protéger ce secret, au prix explicite de sa vie. Elle changea le sujet de la conversation.

— Cet équipement était destiné au centre de recherche en armement spatial.

— Oui, nous savons cela grâce à vous. Comme je vous le disais, l'enquête est en cours. Nous avons déjà des noms. Nous avons saisi et mis à l'abri toutes les archives ainsi que les enregistrements réalisés par les bretelles d'écoute sur les routeurs de la Lune entière. Il devrait être possible de démêler l'écheveau, de remonter les pistes. D'ailleurs, nous avons déjà pu identifier les personnes que Claire a été contrainte d'abattre. En particulier, cette femme était une ultra connue pour ses prises de position publiques très agressives. Elle gravitait dans les sphères politico-industrielles des lobbies de l'armement des grands groupes occidentaux. Il s'est avéré qu'elle était en plus une dangereuse fanatique.

— À quoi tout cela rime-t-il ?

Il soupira et répondit :

— Dites-moi d'abord ce qu'ils voulaient faire de cette antimatière.

— Ils veulent accélérer le développement d'une arme pour le système de défense spatial.

— C'est un point sur lequel j'espère que vous allez pouvoir m'éclairer : en quoi l'antimatière est-elle plus intéressante qu'une ogive thermonucléaire de dernière génération ?

— À l'exclusion de l'inconvénient que c'est beaucoup plus dangereux à manipuler, comme nous venons d'en avoir la démonstration, l'antimatière présente un très grand nombre d'avantages pour une guerre dans l'espace. En particulier, le rapport de l'énergie libérée sur la masse transportée est imbattable. Enfin, la munition reste active et dangereuse même si elle a subi une attaque.

— Par exemple ?

— Par exemple, un laser à rayon X ou gamma peut neutraliser une ogive thermonucléaire en brûlant les circuits électroniques voire même en provoquant l'amorçage de l'explosif chimique.

— Mais si ce même laser détruit le confinement, votre munition à antimatière explosera à distance, inoffensive.

— Exact, à moins que l'antimatière soit éjectée en avant vers la cible quand l'ogive est attaquée, ou même que l'on expédie cette antimatière toute seule, sans confinement.

— Oh, je vois ! Et dans le vide intersidéral, on peut faire cela, car il n'y a rien pour recombiner l'antimatière, n'est-ce pas ? Y-a-t'il une parade ?

— Si je tire de l'antimatière vers vous, vos seules chances de vous en tirer sont, soit de faire une manœuvre pour sortir de la trajectoire, soit de lancer du gaz et de la poussière à la rencontre de mon antimatière.

— Manœuvrer me semble être la meilleure solution, non ?

— Si cette munition sort de mon canon à quelques centaines de kilomètres par seconde, c'est le temps qui va vous manquer pour détecter le projectile et pour sortir de sa trajectoire. De plus, si je tire une salve, je peux couvrir en même temps certains de vos angles de fuite.

— Ah ! Oui, de toute évidence. Mais avec la distance, il est très difficile de viser avec la précision requise, n'est-ce pas ?

— Oui, c'est très difficile. Mais un projectile intelligent pourra corriger sa trajectoire.

— Et le rôle de la poussière et du gaz ?

— Comme je vous le disais, vous pouvez vous défendre avec un écran fait d'un nuage de gaz et de poussières. Cependant, vous allez devoir prendre soin de disperser cette matière afin de vous constituer un bouclier qui vous cache sous un angle d'attaque aussi large que possible. Néanmoins, si votre nuage est trop dispersé, mon attaque passera à travers. Maintenant, les questions sont : dans votre vaisseau spatial, combien de poussière en réserve avez-vous ? Combien de fois pourrez-vous renouveler votre bouclier si vous vous déplacez ? Enfin, l'avantage ultime de cette arme, c'est que si vous n'arrêtez pas toute mon antimatière, s'il en reste ne serait-ce qu'un milligramme, vous êtes cuits. La première raison est qu'un milligramme d'antimatière, soit une poussière minuscule, et donc quasi invisible vu les distances et les vitesses, est l'équivalent de vingt tonnes de TNT. La seconde raison est que cette poussière mortelle vous arrive dessus à des vitesses phénoménales. Il faut déjà un blindage considérable pour arrêter un milligramme de matière normale à cent kilomètres par seconde, alors de l'antimatière ...

— Et si je m'abrite sous des kilomètres de roches ?

— Dans l'espace, le blindage coûte très cher en énergie et en vitesse de réaction quand il faut manœuvrer. Enfin, si je vous tire dessus des rafales de ces munitions, combien de temps tiendra votre cuirasse ?

— Dois-je en déduire que vous pensez qu'avec de telles armes l'humanité pourrait être en mesure de se défendre ?

— Je suis convaincue que nous serions en bonne position pour les attendre le pied ferme.

— Hum. Je vois. Morgan Kerr, permettez-moi de vous remercier pour ces explications.

— Faisons un échange, proposa Morgan. Dites-moi : pourquoi voulaient-ils procéder clandestinement ? Ils m'ont dit qu'ils voulaient garder leurs secrets de fabrication. Est-ce que cela ne vous semble pas étrange ?

— Ils vous ont menti par détournement. La raison fondamentale est bien un secret, mais ce n'est pas celui-là. Notez bien qu'avec la destruction de la catapulte de Tycho, une enquête gigantesque est en train d'être mise en branle aussi bien par les autorités de tous les pays que par la presse. Sous cette pression, il semble maintenant inévitable que ce secret soit révélé au public dans un délai plus ou moins bref. Faire oublier ce qui c'est produit aujourd'hui à la catapulte est une très bonne raison.

Morgan fronça les sourcils.

— Et quel est ce secret ?

Il sourit aimablement.

— Nous sommes des pions, ma chère Morgan. Nous sommes les pions d'un grand jeu où chacun a eu droit à son petit morceau d'information jalousement gardée. Vous nous avez révélé la nature véritable de cette cargaison, et vous nous avez donné l'occasion d'en localiser la destination finale. Puis vous avez sauvé votre vie et celle de Claire d'une façon très créative. À titre de compensation, je vais vous révéler la parcelle d'information qu'il m'a été donné d'acquérir, un secret immense qui est directement la cause de ce qui vient de se produire. Ce secret est aussi à l'origine de la machination dont vous étiez victime. Cette information a été tenue secrète depuis plusieurs années, ce qui semble stupéfiant, car c'est une nouvelle que je qualifierais...

Il hésita, il sourit à nouveau :

« Il me semble approprié de dire que c'est la plus importante nouvelle de toute l'histoire de l'humanité... En réalité, avec tout ce que je viens de vous révéler, je suis certain que vous avez déjà deviné la nature de ce secret.

Morgan cligna des yeux.

— Ils arrivent.

— Je savais que votre sagacité serait à la hauteur de mes espérances.